Freaks
La monstrueuse parade
L'amour chez les monstres
Barnum
23 février 1932
Réalisateur : Tod Browning
Scénario : Willis Goldbeck d’après le roman « Spurs » de Tod Robbins
Dialogue additionnels : Edgar Allan Woolf et Al Boasberg
Photographie : Merritt B. Gerstad
Photographie additionnelle : Paul C. Vogel et Oliver T. Marsh
Décors : Cedric Gibbons
Ingénieur son : Gavin Barns
Montage : Basil Wrangell
Production : M.G.M.
Producteur exécutif : Irving Thalberg
Producteur de la réédition de 1962 : Harry Sharock
Interprétation :
Harry Earles Hans
Daisy Earles Frieda
Wallace Ford Phroso, le clown
Leila Hyams Vénus, la dresseuse d’otarie
Olga Baclanova Cléopâtre, la trapéziste
Henry Victor Hercule, l’athlète
Rose Dione Madame Tetrallini
Ernie S. Adams le patron du « Side Show »
Albert Conti Monsieur Duval, le châtelain
Michael Visaroff Jean, le garde
Roesco Ates Roesco, le bègue
Edward Brophy un des frères Rollo, acrobate
Matt Mac Hugh le second Rollo, acrobate
Les sœurs Hilton dans leurs propres rôles
Josephine-Joseph dans son(ses) propre(s) rôle(s)
Johny Eck l’homme-tronc
Prince Radian le torse vivant
Angelo Rossito Angelino, le nain
Olga Roderick la femme à barbe
Peter Robinson son mari, le squelette vivant
Martha Morris « La Merveille sans bras » brune
Frances O’Connor « La Vénus de Milo vivante » blonde
Schlitze « tête d’épingle »
Elvire et Jennie Lee Snow Zip et Pip, les jumelles-épingles
Minnie Woolsey Koo-Koo, la femme-oiseau
Elisabeth Green la femme-cigogne
Louise Beavers une servante, rôle coupé à la réédition
Noir et blanc
Durée : 64 min (7 bobines)
Scénario :
Le bonimenteur fini le tour de présentation des monstres par, nous dit il, « la plus stupéfiante monstruosité vivante » et nous propose de nous conter son histoire :
Dans le cirque Barnum, Hans un nain, tombe amoureuse de Cléo, la belle trapéziste. Cléo, qui à pris Hercule, l’homme fort pour amant, s’amuse de la situation et des tourments de la pauvre Frieda, la naine fiancée d’Hans. Mais Cléo finit par découvrir que son admirateur est l’héritier d’une grosse fortune ; elle décide donc d’épouser le nain puis de le tuer. Alors qu’elle empoisonne quotidiennement, à petites dose, son mari Hans, les « monstres » démasquent le complot et décident de se venger d’Hercule et de Cléo. Comme l’avait annoncé le bonimenteur, « offensez-en un, vous les offensez tous » ; leur union aura raison des deux complices par une nuit d’orage. On retrouve alors le bonimenteur qui nous dévoile Cléo transformée en femme-poule, inspirant à son tour le dégoût qu’elle témoignait autrefois aux monstres.
Commentaires :
La version de départ, celle du preview de 1932 a disparu, il ne reste plus aujourd’hui que celle de 64 min correspondant à la retouche faite par les producteurs et réédité en 1962. Le film y serai amputé de près d’un tiers de sa longueur ; de nombreuses scènes ont été raccourci ou supprimé. Il n’en subsiste souvent que quelques images ou des descriptions plus ou moins divergentes. Mais le film a aussi été rallongé d’une seconde fin, la scène où Venus et Phroso accompagnent Frieda chez Hans, happy-end que n’avait pas choisi Browning.
Sortit une première fois en 1932, le film ressort en France en 1969 (au studio de l’Etoile) où il est interdit aux moins de 18 ans.
Critiques :
« Tous les pauvres débris humains que ce film met sous nos yeux nous rappellent qu’il existe réellement des êtres pour lesquels la nature fut aussi implacable et que, malgré notre répulsion, notre pitié doit aller vers eux. De là à trouver heureuse l’inspiration qui poussa un metteur en scène à nous les présenter tous à la fois, dans le cadre habituel de leur vie courante, d’abord, puis dans une grande scène d’épouvante, ensuite, il y a loin. Bien des gens hésitent à aller voir Barnum à cause de l’exhibition monstrueuse dont le film tire sa célébrité. S’il n’y avait que les nains, ce serait très bien. Le petit couple formé par Hans et Frida est même tout à fait charmant. Très bien proportionnés, de figure agréable et gracieux dans leurs mouvements, le spécimen d’humanité qu’ils nous donnent est fort intéressant. Le roman dans lequel ils jouent un rôle de premier plan à côté de personnages normaux est rendu très pathétique par ce qu’ils y mettent de douceur, de sincérité, et que l’on peut même dire de tendre harmonie. Les sœurs siamoises même, avec leurs jolis traits, ne sont pas pénibles à voir, et le détail qui souligne les sensations qu’elles éprouvent ensemble lorsqu’une seule semblerait devoir les ressentir (dans la caresse d’un baiser, par exemple) est fort typique et ne peut passer inaperçu. Pour le reste, il est évident que vous frémirez, madame, si vous n’avez pas les nerfs très solides. La femme à barbe, à la rigueur, et celle qui est homme d’un côté et femme de l’autre, ne vous donneront pas de cauchemars. Je n’oserais en affirmer autant de la collection d’êtres difformes et idiots dont une admirable femme s’occupe avec un dévouement qui touche à l’héroïsme, de l’homme-tronc, de l’homme-squelette, de celui qui marche avec ses mains parce qu’il n’a pas de jambes, de la femme qui mange avec ses pieds parce qu’elle n’a pas de bras, etc. Je crains que la femme-poule ne soit du chiqué. Je n’en sais rien… tous ces gens qui vivent entre eux, mais en contact continuel avec les êtres normaux qui font aussi partie du cirque ambulant, deviennent terribles lorsqu’ils s’aperçoivent que le couple Hercule et Cléopâtre ( !), les athlètes de la troupe, a voulu, berner , puis empoisonner l’un des leurs. La vengeance est atroce, mais l’horreur du décors et l’exagération des circonstances dramatiques rendent si peu véridique la scène qui la représente que l’effet en est considérablement atténué. Il en est peut-être mieux ainsi, car ce n’est vraiment pas drôle tout ça, n’est-ce pas, madame ?… »
« Le Fauteuil 48 » Ciné-Magazine n°11, novembre1932, page40
« Les films américains revendiquent volontiers, pour leur publicité, les superlatifs. Barnum, qui a commencé à Marigny sa carrière d’exclusivité, est assurément le film le plus horrible qu’il nous ait été donné jusqu’ici de voir. Cette horreur n’est pas due à des artifices d’affabulation ou de mise en scène : elle est empruntée directement à la nature ou, pour mieux parler, aux erreurs de la nature qui, lorsqu’elle s’égare, produit des monstres. C’est une galerie de monstres que nous voyons ici. On en a rassemblé la collection la plus effrayante : nains difformes et hideux, aztèques au crâne pointu, à l’axe facial fuyant d’anthropoïde, sœurs siamoises que réunit une membrane, homme squelette qui est le mari de la femme à barbe, femme sans bras qui se sert de ses pieds en guise de mains, cul-de-jatte qui bondit sur les mains comme une sauterelle sur ses pattes, homme-tronc, sans bras ni jambe, se traînant à terre comme une larve, et bien d’autres encore, aussi hallucinants, aussi navrants. Ils font partie d’une troupe foraine où il y a aussi, pour le contraste, des êtres normaux aux formes impeccables : un Hercule, une Vénus, une Cléopâtre. Les monstres constituent une sorte de confrérie spéciale de réprouvés. Ils sot les plus faibles, ils subissent sans mot dire les avanies, mais celui qui offense l’un d’eux trouvera liguée contre lui toute la cohorte repoussante guettant sournoisement l’heure de la vengeance. Un des nains attend un gros héritage. Cléopâtre, qui le sait, met à profit l’amour risible qu’elle lui inspire pour se faire épouser. Après quoi elle tente de l’empoisonner. Mais le nain est subtile. Il déjoue la manœuvre, alerte ses frères, et ceux-ci, une nuit, pénètrent dans la roulotte de Cléopâtre, muets et implacables. Avec férocité, ils l’a mutilent et font d’elle un tronçon de femme qui, pour vivre, devra désormais se laisser exhiber parmi eux aux yeux des foules soulevées de répulsion. Il y aurait beaucoup à dire sur la moralité d’un tel spectacle et sur la lamentable exploitation commerciale de ses tristes déchets d’humanité. un tel appel à la curiosité sadique a quelque chose de révoltant et le public ne supportera pas sans doute sans certaine réaction ces visions de cauchemar. Cela dit, il faut reconnaître que le film est d’une exécution remarquable et que les monstres auxquels on a fait appel pour le jouer y tiennent leur rôle avec une virtuosité étonnante. »
Robert de Beauplan
L’Illustration, journal universel, 22 octobre 1932
« L’utilisation des freaks pour créer des effets macabres, notamment dans la séquence finale, est très habile, mais toujours mêlée à une chaude appréciation de leur humanité. Nous sommes horrifiés, mais simultanément honteux de notre horreur ; car nous nous souvenons que ce ne sont pas des monstres mais des êtres semblable à nous-mêmes, nous savons alors que nous avons été trompés par nos propres craintes primaires. Nous sommes plongés dans les abîmes de notre moi malade, afin de comprendre que la plus terrible inhumanité que nous puissions connaître est nous-mêmes. Chacun des freaks est nous, chacun de nous est l’un d’entre eux. »
John Thomas
Focus on the Horror Film, N.J., Prentice Hall, 1972
« L’horreur, si horreur il y a, fait boomerang ; elle ne réside point dans le spectacle lui-même – on chercherait en vain la moindre complaisance exhibitionniste chez Browning – mais dans le naturel parfait qui préside à des jeux cruels, nous condamnant à passer « de l’autre côté », à franchir la barrière des normes physiologique, morale, esthétique, linguistique, à voir enfin la réalité se retourner comme un gant. Nous faisons mieux que « comprendre » les monstres, nous découvrons à travers leurs yeux perçants une monstruosité bien pire, celle des hommes. Subversion exemplaire, que l’on chercherait en vain dans des films tels que L’Amour parmi les monstres (Harry L. Fraser, 1959) ou Les Nains aussi ont commencé petits (Werner Herzog, 1970). »
Claude Beylie
Ecran 73, juillet-août 1973
« Freaks rappelle à nos mémoires la relation tissée par Fellini entre les clown et les monstres qui peuplèrent un jour son enfance. Le film est un chef-d’œuvre pour qui accepte de le voir et d’en supporter l’horreur calme. Car plus le monstre se rapproche de notre condition d’homme, plus sa difformité nous touche et plus le spectateur moyen est mal à l’aise devant l’image projetée. On assiste alors au réveil de la mauvaise conscience du spectateur bourgeois, dont la sensibilité supporte mal la conscience d’un malheur évident. Freaks nous contraint à regarder un spectacle que nous avons toujours refusé de voir, insiste sur notre statut de voyeur face à un film fantastique et dénonce notre hypocrisie : là n’est pas sa moindre qualité. »
Christian Oddos
Le cinéma fantastique, Edition Guy Authier, 1977
« Le génie de Tod Browning n’est pas d’avoir, le premier dans le cinéma mondial, exhibé des monstres sur le mur de nos cavernes à rêves. Il est d’avoir exploré à fond toutes les possibilités poétiques de la monstruosité. Qu’un bègue épouse une sœur siamoise, et voilà la nature, comme en une parodie de Borges, qui semble succomber à une poésie du bégaiement généralisé, un redoublement qui affole et panique le confort du spectateur. Comme lorsque Joseph / Joséphine mi-homme, mi-femme, assiste en voyeur / voyeuse aux amours de l’Hercule forain et de la vamp crapuleuse. L’esprit se trouble face à ces chimères. Tod Browning invente ainsi un monde impossible qu’en Edgar Poe du cinéma, il réalise. »
Jérôme Bindé
Le Quotidien de Paris, 11 mars 1978
« Freaks n’est pas très éloigné d’avoir la facture d’un documentaire. Son propos s’élargit lorsqu’il fait le procès du culte de la force et de la beauté physique et de l’absolue confiance que nous avons tendance à leur faire, face à la naïveté enfantine de ces « petites créatures », la monstruosité morale de l’athlète et de la vamp se révèle. La fable, ou plutôt l’illustration de vitrail ou de chapiteau, prend tout son sens. Nous nous apercevons que nous sommes, avec nos mépris et nos dégoûts, les véritables créateurs de monstres. »
Michel Pérez
Le Matin de Paris, 14 mars 1978
« Voir ou revoir Freaks ne révélera pas le génie de Browning : le film a été trop abîmé. Il ouvrira par contre, dans l’esprit du spectateur non prévenu, un admirable abîme. Homme du spectacle forain, qui fut le lieu de sa jeunesse, de son apprentissage, Browning conçu La Monstrueuse parade (c’est le titre français qu’on donne parfois à Freaks) comme une ballade tragique en l’honneur des monstres de Barnum. Le fantastique serait ici d’ajouter au réalisme : ce n’est pas ce qu’on imagine qui est exceptionnel, mais ce qu’on voit au naturel. Ce n’est pas le huis clos du cirque qui est monstrueux, mais le comportement des seuls personnages normaux : Cléopâtre, belle acrobate vénale, et son amant, l’Hercule borné, vulgaire et sadique. »
Claude-Michel Cluny
Cinéma 78, mai1978
« Freaks constitue l’archétype du grand film oublié : tourné en 1932, il était pratiquement inconnu en France (sauf des habitué de la Cinémathèque). Son originalité première réside dans le fait qu’il fut interprété par de véritables monstres (sœurs siamoises, homme tronc, homme araignée, femme à barbe, etc…), et non par des acteur grimés. Film sans trucages, donc, étonnante revue de ce que l’humanité peut offrir de formes aberrantes : on frémit à penser ce qu’une telle vision contenir de facile morbidité, de mépris horrifié, ou, dans le meilleur des cas , de condescendance charitable envers ces malheureux disgraciés. Le miracle est que Freaks est une œuvre sereine et tendre : Browning force les apparences : autant leur aspect physique est repoussant, autant est grande leur dignité, étonnante leur ingéniosité corporelle, respectable leur gentillesse et leur solidarité : rejetés par les « normaux », les monstres ont créé un monde à part, parfaitement organisé, parfaitement charitable. Cette tendresse de Tod Browning n’excluant du reste pas l’humour, féroce comme il se doit, mais cela aussi est une marque de respect et de connivence. La véritable difformité, nous la découvrirons chez la belle trapéziste et le bel athlète : méprisante et méprisable, leur seule loi est celle du plus sordide intérêt. On pourrait trouver la fable simpliste s’ils ne nous représentaient assez fidèlement : beaucoup d’entre nous ne vont-ils pas au cirque comme au zoo s’étonner ou s’amuser. Ce regard d’entomologiste que nous portons sur les êtres « différents », pourtant capables d’aimer et de souffrir est l’un des thèmes essentiels de bien des films fantastiques (La Fiancée de Frankenstein, en particulier), mais, sans doute, jamais cet apologue n’avait atteint une telle justesse et une telle intensité tragique : c’est que Freaks, comme King Kong est moins un film de terreur qu’un grand film d’amour.
Jacques Zimmer
Image et son n°230-231,octobre 1969